Éric de Chassey, 2020 © Institut national d’histoire de l’art. Photo Jean Picon
Éric de Chassey, 2020 © Institut national d’histoire de l’art. Photo Jean Picon
Directeur de l’Institut national d’histoire de l’art, Eric de Chassey veille à cibler ses publics : Scientifiques, scolaires ou mécènes sont invités à partager leurs connaissances et leurs curiosités, dans des formats variés. Le prochain Festival sera l’occasion de célébrer les 20 ans de l’Institut avec le grand public.
A l’INHA, que vous dirigez depuis 2016, comment articulez-vous une communication destinée aux historiens de l’art avec l’ouverture au grand public ?
Eric de Chassey : Pour ma part, j’estime que le financement public et notre discipline, par essence, exigent de veiller à une forme de continuité entre l’académie, d’une part, et le grand public, d’autre part. L’histoire de l’art, pour jouer un rôle citoyen, doit être à l’écoute des questions de la société et partager, en retour, le résultat de ses études.
Parmi les missions de l’Institut, qui fête ses 20 ans, la diffusion de la connaissance est aussi essentielle que la recherche et la constitution de ressources documentaires.
Nous sommes constamment en quête des formats adaptés à cette circulation. A la vulgarisation, je préfère l’idée de traduction car il s’agit bien de traduire la recherche de pointe, pour la rendre assimilable par des non-spécialistes, et aussi de rapporter au champ de l’art des interrogations plus larges, de nature politiques, sociales ou esthétiques.
Vous éditez des ouvrages, organisez des évènements, publiez des périodiques et animez un site internet. Comment mesurez-vous l’impact de chacun de vecteurs de communication ?
Eric de Chassey : Certaines de nos actions visent un large public mais j’estime qu’en matière d’éducation et de culture, les indicateurs chiffrés ne suffisent pas. Je me réfère souvent au concert des Sex Pistols, en 1976 à Manchester ! Il n’y avait pas plus d’une quarantaine de spectateurs, mais ceux-ci y ont trouvé leur inspiration pour créer des groupes aussi marquants que les Buzzcocks, Joy Division, ou The Fall, ou un label comme Factory Records... C’est pour un moi un modèle.
L’INHA assume certaines opérations à portée limitée pourvu qu’elles touchent les bonnes personnes. Pour en juger, nous sommes très attentifs aux réactions, y compris sur les réseaux sociaux où l’INHA est très actif et suivi par un public nombreux, malgré leur effet de loupe.
Parmi nos publications, nous avons lancé il y a trois ans une collection, « Dits », qui sont des petits livres rédigés par des spécialistes sur un sujet d’histoire de l’art, avec la volonté d’être compréhensible par tous les publics. Je suis heureux par exemple que celui que Georges Didi-Huberman a consacré à la notion de bibliothèque (48 pages très érudites, 7 euros) ait rencontré un grand succès à la fois critique et public.
L’optique est différente lorsque nous éditons les actes d’un colloque : sur les quelques centaines de lecteurs qui y accèderont, le but est que certains universitaires les jugent suffisamment utiles pour y faire mention dans leurs propres travaux. De même, si nous parvenons, grâce à notre revue Perspective, à intéresser à l’histoire de l’art des spécialistes d’autres disciplines, telle que la Danse pour le dernier numéro, le pari est gagné.
En revanche, oui, nous nous sommes réjouis de tripler en une saison les téléchargements de notre podcast, dans lesquels les chercheurs se dévoilent et donnent chair à leur travail, sans rien lâcher sur le fond. Enfin, la diversité du public de notre Festival ajoute à la satisfaction des salles combles.
À travers une campagne de numérisation, vous mettez toujours davantage de documents en accès libre. La gratuité est-elle le bon moyen, en termes de communication, pour élargir le public ?
Eric de Chassey : Le but, en l’espèce, est de répondre à un besoin que nous avons identifié lors de notre tour de France de l’histoire de l’art : celui des étudiants, des enseignants, des chercheurs et des conservateurs de province et d’ailleurs qui consultent notre bibliothèque numérique à défaut de se déplacer à Paris
Quant à la gratuité, paradoxalement, si elle est un choix éthique, elle répond également à une logique comptable ! Pour un revenu annuel de l’ordre de 1 500 euros, le contrôle des versements mobilisait deux équivalents temps-plein, bien plus utiles pour d’autres tâches...
J’ajoute que le droits réclamés par les musées français ont une conséquence fâcheuse : les éditeurs privilégient la reproduction d’œuvre gratuites, assurant ainsi la promotion des collections américaines ou néerlandaises !
L’image, à travers les écrans, capte une grande partie du cerveau disponible. Avez-vous l’ambition de former le regard du public ?
Eric de Chassey : Il n’est pas dans la vocation de l’INHA de panser l’analphabétisme visuel, mais nous y travaillons indirectement. Depuis deux ans, en partenariat avec l’Education nationale, l’Institut appuie les enseignants qui, sans grande formation le plus souvent, ont reçu la charge de l’histoire des arts, discipline obligatoire de la maternelle à la terminale.
Au-delà d’un vade-mecum proposant aux enseignants du primaire des sources documentaires et un mode d’emploi simplifié, nous avons expérimenté dans l’Ain une application géolocalisée orientée vers le patrimoine de proximité. Tel moulin du 17ème siècle, tel château privé : comment en parler, comment le regarder ?
Pour le collège, en association avec l’école du Louvre, nous proposons une formation en ligne dont l’enjeu est plus ambitieux. Le but est d’armer nos jeunes qui vivent dans un monde saturé d’images, et dans un pays saturé de patrimoine.
Sans revenir aux bons vieux manuels des années 1950, largement illustrés comme le Lagarde et Michard, il faut trouver de nouveaux moyens d’aiguiser le réflexe d’observer le patrimoine et d’appréhender aussi sa dimension historique.
L’histoire de l’art permet de ne plus voir les images comme des icônes ou des vérités, de les laïciser en quelque sorte. Et aussi de décentrer les jeunes, les appeler à regarder au-delà de leur environnement connu, sans passivité navrante ni dangereuse fascination.
Comment entretenez-vous le lien avec les mécènes, discrètement présent sur le site ?
Eric de Chassey : J’espère que cette discrétion, nullement volontaire, sera provisoire ! Dans le monde de l’art, l’histoire de l’Art est encore perçue comme une coquetterie de vieux chercheurs. Or, au même titre que la musique classique permet l’intégration de certains enfants défavorisés, la connaissance de l’histoire ouvre des portes.
À nous de faire comprendre aux grands collectionneurs et aux grands mécènes que le soutien à l’INHA n’est pas seulement la contrepartie de la location de la salle Labrouste, mais une chance pour partager la culture et le patrimoine, ancien ou contemporain, à un très large public.
Avec le festival annuel, vous êtes mis en situation de capter le formidable appétit pour l’Histoire. Quelles ont été les plus grandes réussites ?
Eric de Chassey : L’Histoire de l’art est plurielle. Elle intéresse un public très large, à condition de la conjuguer au présent et d’y inclure l’art vivant. Face à Jeff Koons, lors de la conférence inaugurale du Festival 2017, les auditeurs ont parfaitement saisi le lien entre le passé et le présent.
Sans forcément adhérer au travail de cette superstar, ils ont pu l’entendre évoquer la cohérence de sa formidable collection, où l’on retrouve Courbet, Poussin, Fragonard ou un artiste américain moins connu comme Ed Paschke. En juin prochain, Annette Messager aura sans doute la même capacité à attirer le public pour l’emmener au-delà de ses attentes.
Le cadre du Château de Fontainebleau se prête à l’émerveillement, à l’écoute des conférences et au plaisir d’être ensemble. Voilà la triple promesse qui attire, bien au-delà des professionnels et des artistes qui sont les premiers historiens de l’art, tous ceux que l’Histoire passionne.
La prochaine édition du Festival de l’Histoire de l’Art
se tiendra à Fontainebleau les 4,5 et 6 juin.
Au programme : le plaisir et le Japon.
Cettre tribune est parue dans Le Monde le 28 septembre 2024.
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